La dégradation des relations

Ce n’est pas uniquement en raison de la surcharge de travail ou de la pandémie que l’on voit le climat relationnel se dégrader à l’hôpital. Cela avait commencé bien avant bien sûr. On parle beaucoup des agressions d’usagers à l’égard des personnels, mais, il existe une autre réalité moins connue : les agressions de professionnels entre eux. A l’image des personnes au sein des réseaux sociaux, ils se critiquent  régulièrement avec véhémence, le ton est agressif, haineux, menaçant quelquefois, aigre dans le meilleur des cas. 

Dans ce climat, on ne transige pas avec des individus qui se comportent différemment de ce que l’on pense juste. Les attaques se justifient au motif « qu’il/elle n’avait pas à faire cela ». Point.

Chaque petit signe isolé, même en apparence banal, comme un salut trop rapide ou trop appuyé, ou la couleur d’un rouge à lèvre, peut-être pris comme un affront et déclencher insultes, bousculades, cheveux tirés, pneus crevés sur le parking, intimidations et menaces de mort… L’agressivité est devenue banale.

On observe, des stigmatisations d’agents isolés dans un service, des agressions individuelles entre personnels ou d’agents sur des cadres[1], et aussi des formations de clans qui entretiennent des rivalités entre eux au sein même des équipes. C’est sur ce dernier phénomène que j’aimerai m’arrêter en particulier.

Des conflits aux clans

Il arrive de plus en plus souvent que, ce qui relie quelques uns soit propre à la cause du cénacle et  déterminé par des motifs étrangers à ceux du travail, guidé par des critères culturels (africains / arabes…), ou des affinités diverses par exemple.

En l’absence d’espaces de discussion dans les services et de débats encadrés, ce qui dérange n’est finalement pas abordable et de ce fait impossible à assimiler. Seule subsiste alors l’ardeur de rabaisser, abîmer, démolir, malmener… pour établir sa vérité, étant assuré que d’autres prendront parti à la volée sans arbitrages. Au fond, il devient plus important que tout de défendre l’avis porté par quelques-uns et de prendre ainsi sa place dans cet univers qui ne vous en donne pas.  C’est ainsi « que l’on tient.

De nouveaux modes de fonctionnement au sein de l’hôpital se définissent ainsi à l’échelle des clans. Leurs contre-pouvoirs  finissent par « faire règle » insidieusement, supplantent les fonctionnements d’équipe et les nécessités du soin.

De la déstructuration des équipes

Que certaines pratiques managériales dégradent la santé des professionnels n’est plus un secret. Parmi les effets de ces pratiques délétères guidées par des injonctions ministérielles, certains touchent particulièrement les équipes : individualisation des tâches, professionnels baladés comme des pions pour pallier aux absences, mesures de contrôle devenues plus importantes que le soin[2]… Si l’on ajoute à cela le fait que, très sollicités par d’autres tâches, les cadres moins présents sur le terrain ne sont plus toujours en mesure d’exercer de saines régulations « en temps et en heure » en cas de conflits, les liens d’équipe -ceux dédiés au travail- se délitent.

Or, ce sont précisément les dynamiques d’équipes qui permettent aux soignants de tenir face aux difficultés et épreuves.

Le clan : substitut de l’équipe et des valeurs professionnelles 

Que l’on ne se méprenne pas, les conflits interpersonnels et les clans ne proviennent pas du fait de « mauvaises personnes », ni du côté des cadres, ni du côté des soignants. Même si des causes individuelles peuvent jouer, les clans à l’hôpital se forment surtout relativement à des enjeux collectifs professionnels.

Ils pourraient bien apparaître comme une réponse face au défaut de dynamiques de groupes professionnelles solides. Ne serait-ce pas devenu la seule façon d’exister et de s’appuyer sur une identité de groupe au travail en substitut des identités professionnelles en déliquescence ? Les constitutions de clans ne permettraient-elles pas les seuls moyens d’expression des professionnels dans un univers où la prise en compte de leur avis s’apparente au trompe-l’œil ?

Éviter la guerre ?

A défaut de mise en place de mesures spécifiques, les clans continueront de se développer et de s’affronter violemment, les conflits interpersonnels s’amplifieront, affectant le travail et la santé des professionnels. On ne résorbera pas la montée des malaises et de l’agressivité sans modifier les usages managériaux impropres.

Le seul moyen de sortir des dynamiques du pour et du contre, des clans et de la guerre est de trouver le chemin pour débattre du travail dans des espaces dédiés et encadrés, pour examiner les problèmes. Quitte à se « chamailler sans incidence », à être « en désaccord sans conflit », de telles discussions permettent aux professionnels de se sentir à nouveau impliqués dans la vie hospitalière et de re-construire une identité professionnelle en lien avec les soins.

La perspective de libération de la parole des professionnels et la constitution d’espaces de débats sont cruciales, mais pas anodines :

  • Évidemment, si les usages liés à la culture de l’intimidation demeurent, la parole ne se prend pas. Notons bien qu’il ne suffit pas d’organiser une réunion -sur le mode habituel d’une « parole contrôlée »- en ajoutant ensuite « Mais si, j’ai ouvert le dialogue, j’ai demandé s’il y avait des questions ou remarques, et il n’y en avait pas » pour affirmer que l’on propose des espaces de débat.
  • La décision des gouvernances de s’y engager, des directions, des cadres et des professionnels est indispensable.
  • Entendre toutes les paroles peut remuer et déranger, notamment en exposant des commanditaires au principe de co construction et au risques de « perdre la maîtrise » totale d’un projet, d’une situation.
  • Une parole libérée ne peut advenir sans rendre aux soignants un certain pouvoir d’agir et de décider des soins. A défaut, les espaces de débat conduiraient à une désillusion contreproductive, car il n’y aurait personne pour se saisir des issues émergeant des débats.
  • Pour que les espaces de débat soient opérationnels et utiles dans l’intérêt de tous, il faudrait qu’un champ d’autonomie des cadres et des professionnels soit garanti et déterminer en amont ce qui est négociable et ce qui ne l’est pas. Et, les directions devraient prendre la résolution d’accepter de tenir compte de ce qui est dit pour l’intégrer.

Une utopie ?


[1]– « Trop souvent agressés par leurs propres collègues, les cadres de l’hôpital de Saint-Brieuc en grève, Le télégramme, 26 Septembre 2022

[2]– « Excel m’a tué » : comment la bureaucratie a asphyxié notre système hospitalier, TRIBUNE L’Obs Bernard Granger, 29 Janvier 2022