Un psychologue peut-il comprendre une personne qui fait une dépression s’il n’en a pas fait lui-même ? Ou peut-il comprendre une personne bipolaire s’il n’a pas fait l’expérience de ce trouble ? Ou un soignant peut-il comprendre un patient atteint de cancer s’il n’en n’a pas eu ?.

Devant des étudiants en psychologie, Hana Lévy-Soussan, jeune psychologue, témoigne de son expérience d’un trouble psychique dont elle est « rétablie ». La vidéo : https://www.youtube.com/watch?v=aHYrgpCH5Kw

Psychologue et paire aidante à la fois, elle dit « vraiment comprendre » la dépression depuis qu’elle en a vécu une. Elle interroge très simplement la réelle limitation inhérente à la formation des psychologues, très théorique, trop théorique : dans la formation des psychologues, on comprend les maladies relativement à une « liste de symptômes ». C’est à dire que l’on fait l’économie du vécu patient pourtant indispensable. J’ajouterai que l’on fait également abstraction de l’éprouvé du soignant qui se trouve face au patient.

L’expérience intime de la maladie constitue à l’évidence une richesse dans le parcours de Hana Lévy-Soussan, y compris dans son rôle de psychologue. Et son témoignage questionne de façon spécifique sur le parcours et la posture des psychologues. 

Fait-on un meilleur psy quand on a ou a eu des troubles psys ? lui demande un étudiant.Dit autrement, le psychologue est-il assez proche de ses patients ? Comprend-il suffisamment leurs souffrances ? Mais aussi, n’est-ce pas risqué d’être affecté par un trouble psy pour exercer la fonction de psychologue ? Atteint par « le même trouble » que la personne accompagnée, le psychologue trouve-t-il alors une posture juste, ni trop près, ni trop loin ? Suffisamment solide théoriquement, suffisamment ouverte à la subjectivité de l’autre sans pour autant se perdre dans des identifications massives inadéquates pour accompagner ?

Comprendre d’une place de « malade » ou de « professionnel »

J’ai beaucoup entendu lors de mon parcours de psychologue en oncologie ou en dermatologie que seuls les malades pouvaient comprendre les malades, ou que personne ne pouvait comprendre un malade comme un malade. Cela s’entend. Mais j’ai été témoin aussi de nombreux contre exemples. Dans les groupes de patients par exemple, combien n’étaient pas d’accord entre eux, revendiquant d’être dans le vrai. « C’est moi qui sait parce que je l’ai vécu… ». Par exemple, si quelques-uns indiquaient la nécessité incontournable de parler de leur maladie avec leurs proches, d’autres attestaient avec force et conviction du besoin inverse. Les uns et les autres s’appuyaient sur des arguments au demeurant tous convaincants, sans doute parce qu’ils répondaient très exactement à leur situation singulière.

Un des risque possible de la compréhension entre personnes « ayant vécu la même maladie » est de ne pas avoir suffisamment de distance pour entendre la singularité de l’expérience de l’autre et de ses enjeux, au-delà des apparences, derrière les étiquettes diagnostiques.

Le particulier étant pris pour de l’universel, la certitude s’avère excessive.  Sous couvert d’éclairer ou d’accompagner, l’expérience propre devient savoir absolu, s’impose jusqu’à effacer l’autre parfois, prenant la forme d’un pouvoir autoritaire, même « l’air de rien ». Une jeune patiente marquée par un échange de cette nature avec une autre patiente lors de son passage en salle d’attente, me disait avec justesse : « on a pareil, mais je ne suis pas la même… ». D’abord en prise avec la véhémence de l’échange et le ressenti d’une volonté de convaincre, elle avait mis du temps à formuler cette parole qui lui ouvrait un espace de découverte et de déploiement de sa singularité. Auprès de moi, elle s’était interrogée aussi sur l’obstination de son interlocutrice de l’entraîner dans la même pensée qu’elle.

Toujours est-il que ces excès de certitude s’avèrent tout aussi plombants que ceux des professionnels qui pensent en toute bienveillance savoir pour le patient, mieux que lui (« parce qu’ils ont appris »), et qui placent (le plus souvent sans s’en rendre compte) leur savoir « théorique » ou même leur savoir expérientiel de soignants « au-dessus » du savoir patient. Les psychologues ne sont évidemment pas à l’abri de ces erreurs de posture particulièrement délétères pour construire l’alliance thérapeutique.

Le fait de positionner le savoir expérientiel (de patient ou de soignant) ou le savoir théorique « au-dessus » du savoir du patient s’avère tout aussi nocif de la part d’un professionnel que d’un pair-aidant. Une telle posture fait toujours obstacle à la compréhension attendue par le patient et à l’alliance thérapeutique. La personne en souffrance a absolument besoin de s’appuyer sur son ressenti propre afin qu’un processus de transformation s’initie. Le ressenti doit être entendu, « validé » à minima, reconnu. C’est primordial.

Que faut-il pour que les professionnels puissent mieux comprendre et accompagner s’ils n’ont pas vécu « la même maladie » ?  

Fort heureusement, il est possible de soutenir et accompagner de façon pertinente sans avoir vécu « la même maladie ».

Hanah Lévy-Soussan souligne que depuis sa dépression, elle sait « de l’intérieur » ce que c’est qu’une dépression, ce qui constitue un avantage pour accompagner. Mais finalement, que veut dire comprendre « de l’intérieur » ?

Il peut s’agir d’autre chose que de « faire l’expérience directe de la maladie ». En particulier d’être ouvert à l’expérience enseignée par les personnes en souffrance et de se laisser porter par une horizontalité nécessaire dans la relation soignant/soigné.

La légitime et logique différence de points de vue entre accompagnant et personne malade devient problématique lorsque des rapports de pouvoir permettent de les opposer. Mais, à condition d’être abordée, explorée, questionnée sans volonté de convaincre, cette différence de points de vue peut s’avérer structurante et opératrice de la transformation attendue pour le rétablissement ou la guérison.

À condition de laisser résonner en soi l’ouverture au vécu de la personne malade, celle-ci « fait expérience » en chaque accompagnant (pair aidant, soignant, psychologue…). Un écho se crée avec un espace interne vulnérable, existant en chacun. Et c’est dans cette vulnérabilité partagée que se situe « le même », plus que dans la similitude des troubles. Plus que l’expérience directe de la maladie et l’apparente similitude des troubles entre deux personnes, c’est bien la connaissance et la reconnaissance de notre vulnérabilité assumée qui constitue une assise solide pour soutenir les personnes en souffrance.  C’est pourquoi il n’est pas nécessaire « d’avoir vécu le même trouble que » pour comprendre.

La vulnérabilité assumée comme partage : à quelle condition ?

Pour comprendre « de l’intérieur », il s’agit surtout d’être connecté à sa propre vulnérabilité et de supporter cette expérience, ce qui n’est pas évident. Peu valorisée socialement, la vulnérabilité n’est pas bonne à montrer, et rien ne prépare à s’y confronter positivement, y compris dans la formation à des professions exposantes. C’est pourquoi le contact avec sa propre vulnérabilité suscite facilement de la distance, du rejet, du déni, de la défensive. Il n’y a rien de facile à se percevoir limité, défaillant, « en dessous » de ses aspirations… On peut naturellement avoir envie de s’en défendre, en ignorant ses limites, en les défiant, ou en construisant une autre image de soi, plus idéale, et en faisant tout pour continuer à y croire.

Quoiqu’il en soit, les propos d’une personne en souffrance évoquant ses vulnérabilités font toujours écho aux nôtres. A condition d’accepter en lui ses propres vulnérabilités, l’accompagnant propose une écoute qui permet d’entendre et accueillir les fragilités de son interlocuteur, comme d’appréhender sa vérité subjective sans avoir besoin d’interrompre son expression par des attitudes défensives diverses (digression, banalisation, information théorique ou pratique…).

Un tel accueil suppose une grande tolérance à l’incertitude propice à envisager et découvrir ce que l’on ne connaît pas sans se sentir en danger. Il est sans doute fondamental également de disposer d’espaces de supervision utiles à explorer sa pratique et à distinguer ce qui relève de son expérience propre et de celle de l’autre.

La rencontre utile de deux approches

Savoirs expérientiels et savoirs métiers devraient se compléter et s’interroger mutuellement.

Les personnes qui rentrent dans la démarche « d’accompagnement » par l‘expérience du trouble psychique doivent se former à minima en santé mentale (contenu théorique sur les troubles, repérage des mécanismes de défense…) et se préparer à entendre des vécus subjectifs différents des leurs, alors que les professionnels de santé et les psychologues doivent s’ouvrir à l’intégration des savoirs expérientiels et remettre en question les nombreux a priori issus de la formation et de la culture professionnelle. 

Rien de plus puissant que la rencontre entre ces deux approches et le dialogue qui se tisse entre elles.