Bien que banal, l’usage du terme de dépression dans le langage courant est souvent inapproprié. Pour autant la fréquence de ce trouble comme sa gravité potentielle méritent que l’on comprenne mieux sa nature et ses ressorts, et les traitements qui peuvent lui être réservés.
Ce premier article sera consacré à la compréhension phénoménologique de la dépression. Un deuxième article décrira les processus qui permettent de s’en relever et un troisième traitera des repères relatifs aux traitements et à leur choix.
Ce que dépression veut dire
Du latin depressio, enfoncement, ce terme désigne un affaissement en géographie, une chute pour la sphère économique, une baisse de pression en météorologie, ou encore un vide partiel en mécanique.
En psychologie, il indique une humeur morose, associée à une perte d’élan vital, pendant la majeure partie de la journée, presque tous les jours, et durant au moins deux semaines. Les manifestations observables sont les suivantes : intense tristesse, ruminations obsédantes et dévalorisation de soi, perte d’intérêt et désinvestissement du monde extérieur, ralentissement psychique et moteur, difficultés de concentration, fatigue, troubles du sommeil et de l’appétit…
L’intensité de ces signes est variable selon les situations et s’exprime de façon modérée à sévère. Quant à la durée des troubles, il peut s’agir de crises transitoires (ponctuelles ou récurrentes), ou de manifestations durables.
L’impact de la dépression sur la vie affective, sexuelle, familiale, sociale et professionnelle est considérable.
Dans certains cas particulièrement graves, le risque de suicide s’y associe(15% des déprimés passeraient à l’acte) et l’hospitalisation peut alors s’avérer indispensable pour prévenir une issue mortelle ou de graves séquelles. Notons que l’isolement constitue toujours un facteur de pronostic négatif.
Quelques chiffres
– Au 3ème rang des maladies les plus fréquentes après le cancer et les maladies cardiovasculaires (OMS) – 15 à 20 % de la population générale est touchée, sur la vie entière – Touche tous les âges de la vie – 9,8% parmi la population générale de 18 à 75 ans – La survenue est deux fois plus élevée chez les femmes que chez les hommes. (Santé Publique France) | – Plus du tiers (34,7 %) des personnes souffrant d’un épisode dépressif caractérisé ont dû arrêter leur travail en raison de troubles psychologiques. – Lorsque l’intensité de l’épisode est sévère, 50 % des personnes interrompent leur activité. – La durée moyenne d’arrêt de travail pour un épisode dépressif caractérisé est de 80 jours. (Santé Publique France) |
Un processus en boucle : de la tristesse intense au refus du réel
Il faut souligner la différence essentielle entre tristesse et dépression. La tristesse associée à la dépression n’est pas une tristesse banale. Elle peut aller de l’humeur sombre au désespoir profond et se distingue d’une tristesse ordinaire par son intensité et sa persistance quelles que soient les circonstances.
Souvent associée à des idées obsédantes et à de la culpabilité, elle s’avère envahissante.
« Je n’ai pas été capable de la garder vivante, alors je ne mérite pas de vivre… »
Sans présent, la personne déprimée est fixée sur le regret de ce qui n’est plus, ou de ce qui aurait pu être, entretenant très souvent l’idée -au demeurant présomptueuse malgré elle – qu’elle aurait pu ou dû changer le cours des choses. Elle s’en veut de n’avoir rien vu venir, d’avoir été « si naïve » comme le disent de nombreux patients. L’inflation des préoccupations narcissiques qui vont avec la dépression peuvent faire « gonfler le moi », puisque toute l’énergie s’y trouve retirée et recluse.
« Si j’avais su, j’aurais fait autrement, et tout aurait été différent… »
Les pensées négatives retournées contre soi sont légion parmi les vécus exprimés et singuliers des personnes déprimées. Obsédantes, ressassées, elles amplifient le désespoir, contribuent au repli sur soi autant qu’à l’auto-dévalorisation, et à la culpabilité. Parfois la colère et l’agressivité masquent la tristesse. Quoiqu’il en soit, il n’y a plus de désir.
Ce processus en boucle empêche l’avènement d’un futur ouvert. Le changement proposé par la vie, celui-là même qui a déclenché la réaction dépressive, n’est pas accepté et constitue un frein radical à l’évolution, provoquant une grande souffrance.
Comment survient la dépression ?
Une réaction à la perte
La dépression fait suite à un ou des événement(s) déclencheur(s) souvent aisément repérable(s) : des circonstances de vie bouleversantes telles que l’annonce d’une maladie grave, un deuil, une séparation, un déménagement…, ou même des situations telles que : perte d’emploi ou d’un bien, rupture d’un projet… Le point commun de ces évènements est qu’ils confrontent au sentiment de perte : d’un proche, d’un objet, d’un projet…
« Il est comme ça depuis le décès de sa femme… »
« C’est à cause de sa séparation, c’est normal… »
Mais la perte ne suffit pas
Cela dit, il faut dépasser l’apparente évidence, car l’éprouvé de la perte ne résonne pas de même en chacun et il est possible de vivre des évènements tragiques sans pour autant entrer en dépression ; de la tristesse passagère, une affliction seront alors manifestées, sans effondrement. La tristesse signe alors le début d’un processus intérieur de détachement utile au remaniement affectif.
« C’est difficile, elle est triste, mais elle rebondit, elle ne se laisse pas abattre. »
La dépression elle, survient lorsqu’il y a un sentiment de « perte » ressenti comme insurmontable. L’état dépressif est déterminé par l’attachement à ce qui est perdu et perçu comme central. Plongé dans l’insécurité, le sujet se sent coupé de ce qu’il vit comme indispensable. Convaincu qu’il ne peut vivre sans, il s’effondre. La perte rompt un attachement constitutif du sujet. Elle a ceci d’insoutenable qu’elle brise au passage une illusion entretenue jusque-là : l’illusion d’invulnérabilité, ou d’un monde idéal, d’une vie idéale, d’un moi idéal.
Ce qui conduit à la dépression ne relève donc pas de la nature de ce qui est perdu, mais bien de la manière dont ce qui est perdu était investi, de la place qu’avait cet « objet perdu » dans la vie psychique de la personne, dans son histoire.
« Je faisais tout avec mon frère. Je ne pourrai pas vivre sans lui, je ne saurai pas. »
« Sans mon travail, je ne suis personne. J’ai tout donné pour ça, tout construit autour. »
La fin de l’illusion d’invulnérabilité
Au fond, la situation révèle de manière trop crue, parfois intolérable, que l’on ne mène pas sa vie comme ou veut, que l’on n’en n’est pas vraiment maitre. La volonté inopérante laisse émerger une impuissance insupportable … Et départi du ressenti de toute-puissance, le sujet perd l’estime de soi, ne croit plus en lui, se dévalorise. Mais dans sa perception, il en reste souvent à la « perte d’objet » comme cause du mal-être :
« Si je vais mal, c’est parce qu’il n’est plus là… »
Paradoxalement, la personne en dépression ne parvient pas à renoncer à ce dont elle est déjà privée… « L’objet perdu » continue malgré tout de s’inscrire comme indispensable dans un schéma de vie qui reste idéalisé et impossible à abandonner.
La dépression ou le réel inacceptable
Cet attachement à l’idéal qui fait chuter
Cet amour idéal (de soi, du monde) est particulièrement fragilisant. L’attachement à ce que l’on voudrait être plutôt qu’à ce que l’on est, ou au monde comme on l’imagine plutôt qu’au monde comme il est… est fatal car, au moindre empêchement du réel, c’est l’anéantissement, la colère, la peur, la culpabilité… qui peuvent être convoquées.
Lorsque la vie confronte à une autre réalité que celle attendue, ou plus exactement, que celle à laquelle une personne se tient, le refus du réel peut venir tenter de minimiser l’évolution non souhaitée, de placer en dehors du flux de la vie pour soustraire à ce qui n’était pas voulu… La contrepartie est… qu’il n’y a plus de désir. Voilà comment l’on chute dans la dépression.